L'une des choses que j'aime le plus à Athènes, ce sont les juxtapositions visuelles. Qu'il s'agisse de sa diversité architecturale, de sa richesse en vestiges historiques de différentes époques ou du bouillonnement culturel de ses quartiers ; ma ville n'est jamais qu'une seule chose à la fois. Et pour ceux qui s'intéressent à la typographie, Athènes est tout aussi passionnante, si ce n'est plus. Vous pouvez vous retrouver dans une librairie design branchée et feuilleter le dernier livre sur la typographie tout en contemplant une enseigne peinte à la main vieille de plusieurs dizaines d'années dans la vitrine. Pour certains, tout cela n'est que chaos. Pour moi, ce chevauchement dense d'informations, le contraste des voix, des formes et des textures, est ce qui rend Athènes si merveilleuse à explorer. Et c'est ce que je souhaite aujourd'hui préserver.
Lorsque l'on parle de préserver les caractéristiques et l'âme d'une ville, la typographie n'est pas vraiment en tête de liste. Pourtant, elle constitue un lien fort avec notre passé. Associée à l'architecture, elle peut nous raconter de belles histoires et aussi surprenant que cela puisse paraître, nous offre aussi un moyen de mieux comprendre nos villes et de renforcer son identité. À mesure que les couches typographiques du passé disparaissent dans l'espace public, leur valeur et leur importance deviennent de plus en plus évidentes. À quoi pourrait ressembler Athènes sans ses enseignes de magasins qui perdurent depuis trois générations ? À quoi ressemblerait n'importe quelle ville si nous troquions les enseignes authentiques, basées sur nos alphabets centenaires ou millénaires, pour des enseignes accessibles en langue étrangère ?
Athènes a un style
En Grèce, nous (les designers) avons tendance à oublier que nous utilisons toujours l'un des plus anciens alphabets du monde. Des inscriptions anciennes aux caractères modernes (voir ci-dessous), Athènes abrite un large éventail d'échantillons que nous pouvons étudier, non seulement comme source d'inspiration pour de futures polices de caractères, mais aussi pour mieux comprendre notre propre culture.
Les caractères linéaires et géométriques sont visibles sur les ruines antiques, et l'on peut facilement identifier l'écriture byzantine lors de la visite de l'une des églises orthodoxes d'Athènes. Les caractères romains, de taille imposante afin d'inspirer l'autorité, sont présents dans les grandes institutions et les banques centrales, tandis que les caractères modernes, faciles à lire, sont visibles sur les panneaux de signalisation des rues ou des plateformes de transport de la ville. Les caractères d'écriture (ou calligraphiques) remplissent de nombreuses fonctions et attirent bien souvent notre attention avec leurs lettres délicates et reliées entre elles. L'influence de l'Occident sur la typographie moderne est visible sur les enseignes de designers locaux et internationaux, comme une façon de montrer l'innovation et d'ouverture sur le monde.
En observant les enseignes athéniennes modernes, on arrive à la conclusion très intéressante que la plupart d'entre elles ne sont pas écrites dans une police de caractères immuable. Elles sont plutôt le résultat d'expérimentations de typographes amateurs, qui vont de l'application de l'écriture personnelle à l'utilisation détournée de caractères latins. Ce dialecte visuel local (ou similaire) est appelé « le vernaculaire », un type de typographie qui met en valeur le patrimoine de la conception graphique d'une ville. C'est ce que je souhaite surtout révéler et mettre en valeur lors de mes visites guidées.
Les belles
À l'exception de quelques exemples comme Las Vegas et Hong Kong, les enseignes ne sont pas encore perçues comme faisant partie du patrimoine d'une ville. Par conséquent, elles sont le plus souvent effacées ou, dans le meilleur des cas, réutilisées. En se promenant au cœur d'Athènes, dans les quartiers d'Omonia et de Monastiraki par exemple, on peut encore trouver des recoins épargnés par la gentrification. À l'intérieur des stoas (arcades) du centre-ville, on peut trouver des enseignes peintes à la main d'après-guerre bien conservées, comme celle de Stoa Kairi, qui appartenait à un réparateur d'armes à feu. Celle-ci est particulièrement remarquable en raison des trois versions différentes de la lettre Oméga (Ω), sans doute le plus célèbre caractère grec. La coexistence de ces trois variantes peut être interprétée comme une incohérence malheureuse ou comme un don du créateur pour le plaisir. Toutefois, pour le dessinateur de caractères désireux de cartographier une ville dont la typographie disparaît peu à peu, il s'agit là d'un trésor inestimable.
À l'entrée du même passage, si vous regardez attentivement l'enseigne principale, vous devriez pouvoir distinguer les vestiges d'une ancienne enseigne peinte à la main. Il est intéressant de noter que les deux types, anciens et modernes, appartiennent à la même famille. Ces enseignes peintes à la main sont les plus rares et c'est généralement là que l'on trouve les plus beaux exemples de peinture grecque. Marchez un peu plus loin vers Omonia et vous en trouverez d'autres, comme « ΝΕΟΝ ΑΘΗΝΑΙ Φωτειναι Επιγραφαι » (« Neon Athine Fotine Epigrafe » ce qui veut dire « Enseignes Lumineuses en Néon d’Athènes » ) dans la rue Theatrou ou, si vous vous rapprochez de Plaka, au-dessus des magasins de textile de la rue Mitropoleos.
Les caractères d'écriture, ou calligraphiques, semblent plus attrayants pour le grand public. Si vous prenez le temps d'observer ces signes, vous verrez que certains d'entre eux ne forment même pas une police de caractères spécifique ou complète. Il s'agit plutôt de lettres personnalisées ; quelque chose d'assez semblable à l'écriture manuscrite. L'idée derrière tout cela ? Montrer la qualité de la marque, l'attention portée aux détails et le fait qu'ici les produits proposés sont haut de gamme.
Et les bêtes
Pourtant, pour moi, les polices d'écriture les plus intrigantes sont celles qui ont des lettres larges : celles de l'ère analogique. Les San Serifs, épais et fins, peuvent s'imposer jusqu'à occuper toute la façade d'un magasin. La boulangerie Ariston de la rue Voulis est un excellent exemple de typographie marquante. Les caractères sont placés le long de l'enseigne de manière à suivre la structure du bâtiment et indiquent clairement que vous trouverez ici des produits de fabrication artisanale. Leur produit phare, les tyropites (tourtes au fromage), est écrit verticalement de chaque côté, les lettres se superposent à l'horizontale, donnant naissance à une écriture d'une épaisseur étrange. Il est amusant de constater que de telles disproportions étaient très à la mode dans les années 2010, alors même que les typographes traditionnels les rejetteraient.
L'une de mes formes de lettres préférées à Athènes se retrouve dans certaines stations de métro de la ville (ligne verte). Les arrêts Monastiraki, Omonia et Victoria arborent fièrement cette typographie moderniste sur leurs murs carrelés rétro brillants ; une image très, très emblématique d'Athènes. Les lettres sont épaisses et larges, probablement une version modifiée de la police Din des années 1930. Elles sont aussi et surtout accompagnées d'un surprenant « a » minuscule que l'on ne trouve nulle part ailleurs dans la ville.
Il y a aussi, bien sûr, les lettrages de type « Frankenstein », qui naissent de l'assemblage audacieux de caractères latins pour former des caractères grecs. C'est le cas de l'enseigne « disκoi κaσσeτes » (« diski kassetes », qui signifie « disques et cassettes ») du disquaire Nikos Xylouris. Les alphabets grec et latin sont utilisés ici de manière assez créative, par exemple en faisant pivoter le « a » latin pour produire un « σ » grec (sigma, la lettre « s » minuscule).
De nombreux participants à mes visites guidées sont tellement fascinés par cette écriture d'apparence étrangère qu'ils se mettent à essayer de lire les panneaux en grec. Les enseignes comme celle de Xylouris (résultat de l'écriture du grec en caractères latins) sont des invitations à la curiosité, des points d'entrée pour découvrir les similitudes et les différences entre les cultures. Ce type de caractères peut sembler erroné aux yeux d'un designer typographe, mais pour moi, cette diversité, avec ses résultats amusants et désinvoltes, est une sincère représentation d’Athènes.
Viennent ensuite les lettres plus sophistiquées, comme celles que l'on trouve dans les versions plus récentes d'un même panneau qui se trouve juste à côté de l'ancien, comme s'il s'agissait de compléter l'histoire. Ce sont de beaux exemples de lettres grecques affirmées, qui parviennent à parler de la tradition avec une voix moderne, définissant une certaine « grécité ». C'est surtout dans ce type de caractères que le « Υ » ou le « Κ » se distinguent et s'affirment. L'artisanat et l'inspiration sont à la base de ces créations typographiques, des qualités qui font défaut aujourd'hui.
Suivre les signes
Le meilleur endroit pour commencer votre voyage typographique est sans aucun doute Stoa Emporon (l’Arcade Marchande). En 2015, le groupe Beforelight, spécialisé dans les créations lumineuses dans les espaces publics, a rassemblé de vieilles enseignes de magasins familiaux qui ont fermé leurs portes autour de la rue Voulis pour « sortir de l’ombre » cette arcade athénienne délabrée. Bien que les typographies exposées soient pour la plupart réalisées par des artisans et non des graphistes, la diversité des polices de caractères, des matériaux et des techniques réunis vous donne un excellent aperçu de la typographie locale.
Pour une approche plus design de la scène typographique athénienne actuelle, rendez-vous à la Parachute Type Foundry, dans le quartier de Psirri. Panos Vassiliou et son équipe y conçoivent de nouveaux caractères grecs et organisent souvent des événements ouverts au public, mais aussi conférences, ateliers, expositions et autres initiatives pluridisciplinaires. Ils disposent également d'une collection limitée d'objets marchands tels que des publications et des objets de la vie quotidienne centrés sur la typographie. Les quartiers du centre historique et de Plaka abritent de nombreuses boutiques de souvenirs élégantes où vous pourrez vous faire une idée de ce que font les créateurs de caractères grecs aujourd'hui. À la librairie contemporaine Hyper Hypo, située dans le quartier de Monastiraki, vous trouverez certainement plus d'un livre consacré au design et à la typographie.
Enfin, le musée épigraphique, situé au rez-de-chaussée de l'aile sud du musée archéologique national, renferme un trésor inestimable d'inscriptions grecques, latines, hébraïques, phéniciennes et ottomanes (les caractères de l'époque) remontant à 800 ans avant notre ère.